Depuis la fin du XIXe siècle, l'établissement n'a jamais baissé le rideau. 125 ans de présence ininterrompue. Une institution. Colette représente la troisième génération de Tortoré à tenir le comptoir en bois mi-clair, mi-foncé. « J'ai toujours vécu ici, je suis née dans ce bar… Vous savez, à l'époque, on accouchait à la maison… Mon père a repris l'affaire. Avec mon frère, - qui a monté un garage à proximité - et ma sœur jumelle, nous lui avons donné un coup de main. » Car le café Tortoré a toujours été bien plus qu'un simple café. « Il y avait le bar bien sûr mais on faisait parfois des sandwiches pour dépanner. On vendait aussi des articles de pêche, de chasse… et des ampoules électriques », rigole la vieille dame.
La bosse du commerce s'est ainsi transmise de père en filles même si l'une d'entre elles a pris un autre chemin. « J'ai fait des études commerciales et, contrairement à ma sœur jumelle qui est entrée à la Poste, j'ai poursuivi mon travail au café. J'ai aussi été taxi. Par rapport à aujourd'hui, c'était bien plus facile d'obtenir une licence. Je ramenais les clients. Souvent jusqu'aux aéroports de Toulouse ou de Bordeaux. » Un jour, Colette Tortoré a carrément dépassé Cahors. 500 km dans la journée. « Heureusement que j'aimais conduire ! »
Pour tout avouer, la Labastidienne n'a délaissé son comptoir qu'une seule fois. C'était il y a un bail. La date est floue. Pas l'endroit. « J'ai été caissière à l'hôtel de Paris à Saint-Nectaire dans le Puy de Dôme. » Une seule saison à compter et recompter car, comme un aimant, la fille Tortoré colle au café familial. Depuis lors elle ne l'a quitté que pour des vacances méritées à l'autre bout du monde « en Thaïlande, en Inde et plusieurs fois aux États-Unis ».
Obama et des bêtises
En ce jeudi pluvieux de juillet 2010, Colette est fidèle au poste. Toute seule derrière le zinc de cette institution où le temps semble suspendre sa course. La double porte grand ouverte accueille les clients de passage depuis 10 heures. « Je ne suis pas trop du matin », sourit la vieille dame. Trois copines soustonnaises ne tardent pas à pénétrer dans l'antre. Elles sont venues visiter « ce monument historique » et papoter avec la patronne qui vaut tout autant le détour.
Sous le plafond de poutres apparentes, les carreaux de terre cuite ont gardé leur cachet d'antan. Les plus grands toreros accrochés aux murs sur de vieilles affiches (dont une de 1972) défient des chaudières en cuivre de toutes tailles dans lesquelles des cochons ont eu un jour maille à partir. Aujourd'hui, Radio Armagnac s'époumone dans le transistor et les effluves fleurent bon le café de caractère. Sur une étagère, Barack Obama, sourire aussi « bright » que la Maison blanche à l'arrière-plan, surveille l'avancée de la commande. « C'est une cliente qui m'a envoyé cette carte de Washington. Je l'ai posée là parce qu'en plus, il est beau le mec, hein ? Il est pas mal. » Le président des États-Unis appréciera.
Colette Tortoré croule sous ce genre d'attentions. Des centaines de cartes arrivées du monde entier sont classées dans des albums. Pour son anniversaire, des habitués ont carrément conçu un livre à partir de clichés pris dans le café. Un peintre belge lui a offert un tableau pour sa fête. Et un client facétieux, trois kilos de bêtises de Cambrai, envoyées par la Poste ! « Je lui aurais bien fait un bisou par bonbon mais ça faisait quand même beaucoup. »
« Voilà mes caisses ! »
Il y a peu, Colette Tortoré s'est vu remettre un cadeau un peu spécial à l'occasion du passage du rallye de la Chalosse : une boîte à sardines. Étrange ? Pas vraiment. Car en 50 ans, Colette n'a jamais mordu à l'hameçon de la caisse enregistreuse. « Les voilà mes caisses ! », dit-elle en sortant d'un tiroir six boîtes à sardines soudées les unes aux autres. « Elles sont même passées à la télé, explique la vieille dame avec un brin de fierté. Vous savez que, la dernière fois, un organisme m'a appelée au téléphone pour me proposer une caisse enregistreuse ! Je leur ai dit que ça ne m'intéressait pas. »
C'est sur un bout de papier volant que cette gérante à l'ancienne détaille les commandes. Celle des Soustonnaises réclame l'or noir de Colette : son café, l'expresso, « l'un des meilleurs du coin ». Depuis le passage à l'euro, son prix - comme celui de la plupart des boissons proposées - n'a pas bougé d'un iota : 80 cents. « Avec ça, on écrase Mammouth ! », balance la petite mamie, un sourire malicieux au coin de l'œil en servant le breuvage. Les clientes acquiescent et se régalent.
« Je suis la dernière… »
En général, le café Tortoré se couche vers 21 heures. Mais parfois Colette fait des heures sup'. « Le lundi, j'accueille les joueurs de bridge. Le mardi, les joueurs d'échecs, leurs parties peuvent durer jusqu'à minuit. Quelques belotes aussi. » Pour dépanner, la gérante tape le carton de temps à autre. « Attention, je vous préviens, je suis une remplaçante dorée. »
Cette célibattante de 78 ans a connu Labastide-d'Armagnac du temps où une dizaine de bistrots se partageaient la clientèle. « Aujourd'hui, je suis la dernière… » Le Tortoré est en effet le dernier « vrai » café du village. Et Colette sera bien l'ultime Tortoré qui aura nettoyé le zinc, vieux de 125 ans. « Il n'y a personne après moi pour reprendre le flambeau. On m'a dit que le Conseil général envisageait de classer le bâtiment aux monuments historiques. Comme ça, si quelqu'un achète le café, il ne pourra pas tout changer, n'est ce pas ? »
À l'heure du départ, après cette agréable parenthèse enchantée, on croise les doigts pour que le vœu se réalise... le plus tard possible et que Colette Tortoré fasse longtemps, très longtemps, de vieux os, rue Bataille, dans son petit coin de paradis anachronique.